Nous sommes les doyennes des lieux. Nous sommes tellement âgées que notre langue n’est plus parlée. Seulement lue, et encore, uniquement par quelques passionnés.

Nous sommes les doyennes des lieux, et de très très loin. Vous nous direz: il suffit de nous regarder pour comprendre que nous sommes bien au-delà du 4ème âge. Oh, mais ouvrez donc notre boîte! Voilà. Aaah l’air libre et la lumière, quel bonheur!

Allez, à votre avis, quelle est notre année de naissance? 1674? Non, non. 1548? Vous brûlez. 1532? Oui c’est bien cela! Rendez-vous compte: d’ici quelques petites années, nous aurons cinq siècles. Dire que nous aurions pu cotiser à l’AVS pendant tout ce temps. Cinq siècles, aucun humain ne nous battra jamais. Enfin, tant que vous ne saurez pas télécharger votre âme dans un ordinateur.

Bref, cinq siècles, c’est une infinité… de solitude. Oui, car hormis de rarissimes rencontres, nous passons notre vie à attendre immobiles, seules, dans le silence et l’obscurité d’un compactus. Il faut avoir une vie intérieure intensément riche pour survivre dans ces conditions. Nous ne vous cacherons pas que certains de nos camarades n’ont malheureusement pas survécu, hélas. D’ailleurs, nous avons prévu de nous inscrire à Exit dès que nous aurons fêté notre cinquième centenaire en 2032. Nous sommes si épuisées d’éternité que nous commençons à en perdre notre latin. En fait, c’est notre âme à nous qu’il faudrait télécharger dans un ordinateur!

Mais revenons à nos moutons, ou plutôt à nos pages. Savez-vous que nous sommes nées à une époque extraordinaire? Vous avez l’impression d’être à la pointe du progrès, mais c’est tout relatif. En 1532, Bâle était une capitale culturelle: lieu de naissance de la première université de Suisse et lieu de résidence de nombreux humanistes, tel Erasme. Mais oui, vous savez, celui qui a donné son nom au programme Erasmus. Aha!

Bâle était aussi un haut lieu de l’imprimerie. Cela vous semble d’une grande banalité, l’imprimerie, mais ne vous y trompez pas: ce fut une véritable révolution technologique, l’équivalent actuel d’internet, si si, permettant de la même manière (bien qu’à une moindre échelle, nous vous l’accordons) la circulation et la multiplication des savoirs.

Notre père, Jérôme Froben, faisait partie d’une dynastie d’imprimeurs bâlois, commencée par son propre père Jean, et poursuivie par ses fils et petits-fils. C’est grâce à des gens comme eux qu’Erasme et les humanistes ont pu diffuser leurs œuvres. Tout est lié!

Les débuts de notre carrière livresque ont été très heureux: nous avons été lues patiemment et nous sentions choyées. Nous rions encore aux larmes en repensant aux chatouilles causées par les plumes pleines d’encre nous annotant de-ci de-là!

Dans notre jeunesse, nous avons aussi vécu des aventures assez périlleuses, comme la crue du Rhin de 1566 dont nous avons réchappé au prix de quelques colorations et boursouflures, mais aussi des incendies, la peste et autres épidémies, la guerre de trente ans et toutes celles qui ont suivi parce que l’humain n'apprend apparemment jamais de son passé. Ce n’est pas faute d’écrire des livres comme nous pour s’en souvenir et y réfléchir…

Ensuite, eh bien, nous nous sommes ennuyées. Longtemps, longtemps. Comme des lettres mortes. Notre moral est descendu si bas que nous avons même été au comble du bonheur lorsqu’un ver de livre nous a choisies pour creuser ses galeries. C’est-à-dire nous dévorer par petites bouchées. Oui, même au prix de notre vie, cela nous a réjoui de trouver un brin de compagnie dans ce petit être laid, mais bien vivant. À qui nous avons essayé d’apprendre à lire. En vain. Nous l’avons tellement saoulé avec l’alphabet qu’il a préféré partir sans demander son reste de papier.

Nous sommes nées en 1532, nous l’avons dit, mais notre âme, si l’on peut dire, se compte en millénaires. En effet, nous, les Œuvres de Platon, avons été écrites il y a presque 2500 ans. Et nous nous enorgueillissons d’être toujours lues dans les écoles.

Mais quel rapport avons-nous avec les arts de la scène? Aucun. À vrai dire, nous ne savons pas trop ce que nous fabriquons ici. Notre mémoire à court terme n’est plus ce qu’elle était. Il semblerait que nous ayons appartenu au chorégraphe Maurice Béjart. Il s’intéressait à des thèmes extrêmement variés, mais pourquoi les œuvres de Platon en latin? Mystère. En tout cas, nous n’avons pas souvenir qu’il nous ait lues. Peut-être, peut-être avons-nous d’abord officier chez son père, Gaston Berger, qui lui était un camarade philosophe. Comme quoi, la philosophie mène à tout, même à la danse. D’ailleurs, nous cherchons un cours de samba (senior) afin de préparer une petite choré, bien festive comme il faut, pour notre cinquième centenaire. Vous n’auriez pas un conseil à nous donner par hasard?